DES SECRETS BIEN GARDÉS
Révolte des sabotiers
La randonnée des ouvriers de Bercé
La première partie du spectacle d’inauguration des jardins du château du Grand-Lucé présentait la «révolte des sabotiers».
La saynète rappelait un événement peu connu des érudits locaux de la lutte populaire contre les prix au début de la révolution. Il mérite une place dans la mémoire des Lucéens ; c’est pourquoi « Au Fil du Temps » consacrera plusieurs numéros à cet épisode, dramatique. (1)
Tout au long de la décennie révolutionnaire, par intermittences, la crise des subsistances guette et préoccupe les administrateurs. La matrice cadastrale de Villaines-sous-Lucé (1791) avec ses éléments chiffrés, éclaire de ses statistiques les causes de cette pénurie épisodique.
En 1791, à cette époque, il restait encore beaucoup de terres en friches.
Ainsi, à Villaines, il y avait 266 hectares inexploités, à l’état de landes et de bruyères (12% du territoire communal). Pourtant un mouvement de défrichage s’amorçait timidement : on a pu dénombrer 61% de «terres nouvellement défréchies».
Cependant on compte plus de 60% du terrain communal exploités en céréales. Il s’agit là d’une surface importante ; elle doit être largement suffisante pour nourrir la population locale. Mais les méthodes de culture diminuent de moitié les rendements qu’on peut en attendre.
Les causes de ces faiblesses sont surtout d’ordre technique : Instruments agricoles rudimentaires ; méconnaissance et inutilisation des engrais ; semences mal conservées, non sélectionnées et mêlées d’impuretés ; semis trop serré,… .
D’autres éléments (d’ordre économique), interviennent : la courte durée des baux incite le paysan à exploiter les terres au maximum, négligeant la reconstitution du sol qui s’épuise ; comme, en outre, il n’encaisse de l’argent que pour régler ses impôts, le reste de ses dépenses étant effectué par troc, il ne peut et ne veut pas investir dans du matériel plus performant.
De plus, comme le voulait la tradition, il étend la culture des céréales au détriment des prairies (8% des terres à Villaines), donc de l’élevage.
Il se prive ainsi d’engrais. Le peu de fumier qu’il obtenait du bétail est destiné au chenevral (terre à chanvre) qui couvre 1,2% du sol villainois.
Le sol, appauvri et non amélioré, doit rester en Jachère, (repos de plusieurs années).
Au début de la Révolution, l’Assemblée Constituante, au fait des problèmes de subsistances, proclama la liberté des cultures et la libre circulation des grains.
Mais la Grande Peur créa les désordres, inquiéta les paysans, bloqua le commerce, dissimula les grains et fit grimper les prix.
Les récoltes de 1790 et 1791, abondantes, ramènent la confiance : au marché de Lucé, les prix baissent régulièrement jusqu’à 2 livres 6 sols le boisseau.
- coût maintenu pendant 5 mois, de novembre 1790 à mars 1791 -
et atteignent même les 2 livres en mai (le 22 juillet 1789, on avait plafonné à 4 livres 8 sols !). Puis on assiste à la montée normale des prix de l’automne et de l’hiver.
Mais au printemps 1792, les prix restent à la hausse et en mars arrivent à 3 livres ! Pourtant les greniers sont loin d’être vides.
C’est la dépréciation de l’assignat qui entraîne cette flambée. Voici en parallèle les tableaux des valeurs de l’assignat et des prix des grains pratiqués au marché de Lucé, pour les trois premiers mois de 1792.
On s’aperçoit que si les pertes s’équilibrent en janvier avec les augmentations, en février et mars, la hausse l’emporte nettement.
Dès lors, les troubles se déclenchent:
Séance, du 19 avril 1792 du Directoire du Département de la Sarthe
Vu.
- le procès-verbal de la municipalité du 2 mars
dernier qui constate les faits d'un rassemblement de
brigands armés qui se portait ledit jour sur
le marché du Grand - Lucé pour le piller,
la réquisition par écrit de la municipalité aux Gardes Nationales
du lieu et à celles circonvoisines,
- la conduite ferme et courageuse de la municipalité et de la
Garde Nationale du Grand-Lucé,
- le désarmement des brigands, leur arrestation et leur
traduction devant le Juge de Paix du canton,
- l'autre réquisitoire par écrit aux municipalités voisines et
particulièrement celle de Saint-Vincent -du-Lorouer de fournir
et tenir 30 hommes prêts à marcher le lendemain 5 heures du matin,
- l'autre procès-verbal de ladite municipalité du 22 du même mois qui
constate que les brigands arrêtés ont été con-duits dans les prisons
du Château-du-Loir par la Gendarmerie Nationale et la Garde
Nationale du Grand-Lucé ; qu'à Saint-Vincent- du- Lorouër
il n'y avait aucun garde national sous les armes pour relever la
Garde Nationale du Grand - Lucé escortant la Gendarmerie,
- que ladite Garde Nationale a été insultée, assaillie à coups
de pierres dans ce bourg (St -Vincent) par les femmes
PIAT, BODIN, COCHAIN et JOUANNEAU, habitantes du lieu,
- et la plainte rendue de ces faits par la Garde Nationale,
devant le maire du Grand-Lucé, à son retour de la conduite des brigands,
- l'avis préparatoire du district du Château-du-Loir du 24 dudit mois de mars,
- l'extrait de la délibération de la municipalité de Saint-Vincent- du- Lorouër
du 21 mars,
- la réponse de la municipalité en conséquence de l'avis du district du
Château-du-Loir, en date du 25 mars,
- les trois rapports des sieurs PERDRIGEON, DERRE et CHABANS,
capitaines de la Garde Nationale de Saint- Vincent du -Lorouër des
22 et 25 mars qui portent que les 30 hommes de la Garde Nationale
requis ont été commandés par eux, mais ont été empêchés de se
rassembler ainsi qu’eux, capitaines, qui se sont retirés par crainte
des femmes et d'exciter une émeute dans le bourg,
- l'avis motivé du Directoire du district du Château -du- Loir du 28 mars,
- lecture faite des articles 41, 42 et 43 (loi du 3 août 1791) relative à l'emploi
de la force publique contre les attroupements,
Ouï
- le rapport du Procureur Général Syndic, le Directoire considérant
que la loi a été pleinement exécutée par la municipalité et la Garde Nationale
de la ville du Grand-Lucé,
- que leur conduite ferme et courageuse a maintenu dans cette ville la tranquillité
publique et protégé les propriétés particulières qui y étoient menacées,
- que les citoyens de la commune de Saint-Vincent du -Lorouër qui ne se sont pas
rendus à la réquisition légale qui leur a été faite,
sont coupables de désobéissance à la loi,
- que les excès, insultes et voies de fait commis dans le bourg de
Saint-Vincent du -Lorouër contre la Garde Nationale du Grand-Lucé étant dans
l'exercice de ses fonctions, sont des délits punissables,
Arrête
- que la municipalité de Saint-Vincent-du-Lorouër sera tenue
de faire parvenir au Directoire la liste exacte et nominative des 30 citoyens et
des 3 officiers par elle requis au nom de la loi et qui ont refusé d'obéir, pour être
pris contre eux les mesures indiquées par les articles 41 et 42 de la loi du 3 août 1791 ;
- Réserves à prononcer sur ladite municipalité de Saint-Vincent du -Lorouër jusqu'après
les informations qui seront faites sur les poursuites qui auront lieu contre les citoyens
compris en ladite liste ;
Arrête
- qu'à la requête du Procureur Syndic du district du Château-du-Loir,
suites et diligences du Procureur de la commune du Grand-Lucé, les insultes,
excès et voies de fait commis et exercés contre la Garde Nationale du Grand-Lucé
le 22 mars 1792 dans le bourg de Saint-Vincent -du- Lorouër et notamment
les femmes PIAT, BODIN, COCHAIN et JOUANNEAU à qui les excès et
voies de fait sont principalement imputés, ainsi que tout autre auteur ou complice
des dits attentats contre ladite Garde Nationale dans l'exercice de ses fonctions, seront
dénoncés au Juge de Paix du Canton .
Adresse
- un témoignage de satisfaction à la municipalité et
à la Garde Nationale du Grand-Lucé :
« leur zèle et leur patriotisme lui font honneur ».
Qui sont donc ces brigands armés qui se portèrent au marché le mercredi 21 mars 1792 ……..pour le piller ?
Voici le signalement des 9 hommes qui ont été arrêtés, conduits au Château-du-Loir, incarcérés et interrogés du 24 au 26 mars et ce,…. sans avocats…
François BARDET :
taille 5 pieds ; visage rond, cheveux ronds et sourcils châtains ; Barbe claire, yeux bleus ; nez assez bien fait ; bouche moyenne ; menton carré ; visage assez coloré. Taille carrée. Veste de droguet bleu ; gilet de serge bleue. Profession : fûtier ; Age : 30 ans, marié, domicilié à Jupilles ; ne sait ni lire, ni écrire, ni signer.
Michel GORY :
Taille 5 pieds 2 pouces ; visage ovale, cheveux et sourcils châtains tirant sur le blond ; barbe même cou-leur ; front haut ; yeux roux, un peu enfoncés ; nez épaté ; joues creuses ; bouche moyenne ; menton rond ; stature large et vigoureuse. Mauvaise veste grise rapiécetée ; un mauvais gilet d’étamine brune ; profession : fendeur de seillerie ; âge environ 34 ans, domicilié à la Marchandiere à Jupilles ; sait lire, écrire et signer.
Pierre BOURREAU :
Taille 5 pieds 4 pouces, cheveux châtains, sourcils blonds, visage pâle et allongé ; nez gros et écrasé ; bouche moyenne, yeux roux ; menton moyen ; barbe blonde ; visage marqué de petites rousseurs ; assez bien corporé. Veste de droguet bleu et culotte de même ; gi-let blanc de molleton ; guêtres de toile blanche et boutons de cuir) souliers ferrés et chapeaurond. Profession : sabottier ; âge 21 ans ; demeurant à Pruillé - l’Éguillé ; ne sait ni lire ; ni écrire ; ni signer.
Pierre BOUSSION :
Taille 5 pieds 2 pouces ; visage rond ; yeux roux tirant sur le bleu ; Cheveux et sourcils châtains clairs ; figure assez jolie ; nez bien fait ; sans barbe et assez bien fait. 2 mauvais gilets de travail d’une étoffe de laine brune ; grande culotte de toile de commun. Profession : fendeur de merrein ; âge 17 ans 1/2 ; demeure chez Vaujoy, son oncle vigneron ; ne sait ni lire, ni écrire, ni signer,
Paul PREVOT :
Taille 5 pieds 3 pouces ; cheveux, sourcils et barbe noirs, Yeux gris un peu enfoncés ; nez long et gros du bout ; front haut ; visage assez rempli ; assez bonne mine, ayant au petit doigt de la main droite un caillou qui le tient courbé. Veste de serge grise ; culotte de même couleur ; mauvais gilet aussi de serge beurre ; guêtres de toile blanche. Profession : fendeur de merrein ; âge 42 ans ; demeurant à l’Etre-du-Vau à Jupilles ; ne sait ni lire, ni écrire, ni signer.
Marin GROSBOIS :
Taille 5 pieds 2 pouces ; cheveux et barbe noirs ; sourcils châtains ; Yeux roux ; nez gros, bouche moyenne ; menton pointu ; visage blême, bien fait, un peu marqué de petite vérole. Mauvaise veste de droguet brun, mauvais gilet de serge grise ; culotte de même couleur en étoffe ; mauvaises guêtres de toile. Profession : bûcheron ; âge 28 ans ; domicilié paroisse de Jupilles ; ne sait ni lire, ni écrire, ni signer.
Pierre CHAZIER, dit SANS-FACON :
Taille 5 pieds 2 pouces ; cheveux, en catogan (queue au bas de la nuque) châtains ; sourcils et barbe noirs ; bouche moyenne, menton rond, nez ordinaire et pointu ; yeux bleus et gros, à fleur de tête ; mince et assez bien fait. Vieille et mauvaise veste de drap blanc, gilet de ra…. z de même couleur, une mauvaise culotte de tricot blanche, guêtres de coton barré bleu. Profession : sabottier ; âgé de 30 ans, marié, habite à Pruillé au canton de l’Etang ; ne sait ni lire, ni écrire, ni signer.
René VERITÉ :
Taille 4 pieds 11 pouces ; cheveux, sourcils et barbe châtains ; front long et étroit ; yeux bleus enfoncés ; nez menu, bouche moyenne ; menton rond ; mauvaises dents : une manquante en haut. Veste de serge bleuâtre, gilet de berluche bleu ciel ; grande culotte de cotonnade rayée bleue. Profession : garçon apprenti sabotier, âge 25 ans ; demeurant à Pruillé ; ne sait ni lire, ni écrire, ni signer.
Adrien CHAZIER :
Taille 5 pieds ; cheveux et sourcils noirs, barbe claire ; front couvert ; visage rond ; yeux roux à fleur de tête ; nez court et retroussé; petite bouche, menton rond ; belle figure, joues remplies; assez bien fait. Veste et culotte bleues ; gilet d’indienne à fond blanc rayée rouge et bleu ; bas drapés blancs ; souliers. Profession : garçon apprenti tourneur ; âge 18 ans ; habite à Pruillé au canton de l’Etang ; ne sait ni lire, ni écrire, ni signer.
Voilà les BRIGANDS :
Ce ne sont pourtant que des ouvriers de la forêt de Bercé …!!!
Leur interrogatoire nous révélera leurs intentions :
que venaient-ils faire au marché de Lucé ?
Le piller ?
A ces questions, chacun des détenus – consulté séparément — affirme qu’il s’agissait
«d’aller, le jour même (mercredi 21 mars 1792), à Lucé pour voir si, au marché,
il y aura des blattiers, et si nous en trouvons, les chasser et les empêcher
d’enlever les blés.»
Certains ajoutent des précisions : «sans leur faire de mal, ni à personne,
celui qui (en) feroit sera remis au corps de garde».
L’achat du blé par des marchands grossistes (les blattiers)
était «la cause d’une augmentation considérable sur le prix du pain»…
Alors, dès l’arrivée des ouvriers de la forêt à Lucé,
«six d’entre eux se présenteroient chez Monsieur ROTTIER, juge de paix, pour le prier de fixer le prix des grains qui devoient être vendus au marché ; et que, si le sieur ROTTIER ne leur accordoit pas leur demande, toute la bande d’ouvriers qui les accompagnoient, taxeroit le blé ainsi qu’elle aviseroit.»
Les forestiers (qui ne s’adonnent à aucune culture de céréales) sont les premiers atteints par la montée des prix. Ils entendent maintenir la valeur des grains à un niveau abordable en l’imposant au besoin, par une démonstration de leur « force, qu’ils prétendent tranquille ».
Comment ces taxateurs se sont-ils concertés pour élaborer leur projet et tenter de le mener à bien ? Les minutes du procès établissent l’influence d’un sabotier de Pruillé qui fait figure de meneur et qui, d’ailleurs, sera le seul inculpé de cette révolte:
Pierre CHAZIER, dit SANS-FAÇON.
Le compte-rendu de son jugement reprend les différents témoignages et restitue les péripéties de la marche des ouvriers de la forêt : *Le directeur du juré déclare qu’il résulte de l’examen des pièces : Que le 21 mars dernier, sur les 7 à 8 heures du matin, le dit Pierre CHAZIER, dit SANS-FAÇON fit battre la douelle dans la jeune vente de la Chauvinière, dépendante de la forêt de Bercé, paroisse de Jupilles et que ce signal fut répété aussitôt dans d’autres ventes voisines. Qu’aussitôt, il se fit un rassemblement considérable d’ouvriers de la dite forêt qui se partagea en deux bandes :
la première composée de cinq,
savoir,
-le nommé BARDET, autre que François BARDET,
- des nommés julien CHALIGNÉ (de Pruillé)
et ROZARD (tourneur à Pruillé)
armés chacun d'un fusil,
- du dit Pierre BOUSSION, armé d’un coutre
- et du dit Adrien CHAZIER, armé d'un fer paroir.
La seconde de 40 au moins (47)
Tous armé de bâtons, les uns plus gros,
les autres plus petits, du nombre desquels
ouvriers étoient : Francois BARDET, Michel GAURRY,
Paul PREVÔT, Marin GROSBOIS, Pierre BOURREAU,
Pierre CHAZIER et René VERITÉ.
On peut y ajouter PIAU et DORIZON sabotiers à Pruillé,
Jean SIMON, BOUTTIER de Pruillé et CHOUTEAU
qui ne sont pas ouvriers de la forêt,
et encore VOISIN de la Bonne Marchière.
Que le sujet de cet attroupement étoit de chasser,
le même jour, du marché du dit Lucé, tous les marchands
blattiers qui s'y présenteroient et de les empêcher d'y faire
des enlèvements de grains et même de taxer les subsistances ;
Que la plupart de ces ouvriers attroupés furent intimidés et contraints par les menaces du dit Pierre CHAZIER à le suivre:
“à ceux qui témoignaient de la répugnance, CHAZIER, qui avait son fer paroir sur l’épaule, en colère, criait qu’il se foutait d’abattre un bras à ceux qui refusaient d’aller avec lui à Lucé, qu’il ficherait le camp dans la nuit après avoir commis ce mauvais traitement”
et que plusieurs autres furent entraînés et séduits par les assurances que les affidés du dit Pierre CHAZIER leur donnèrent qu’ils ne s’exposoient point et qu’on ne vouloit faire aucune violence, ni aucun mal aux habitans de la ville ;
Que la première bande précéda l’autre et qu’elle fut arrêtée et désarmée à l’entrée de la ville de Lucé par la Garde Nationale (à cheval et à pied) ; mais que ceux qui étoient armés de fusils eurent la subtilité de s’évader après avoir rendu leurs armes (en allant chez le juge de paix) et qu’il n’y eut que BOUSSION et Adrien CHAZIER qui furent conduits au corps de garde et ont été traduits à la maison d’arrêt de ce tribunal ;
Que l’autre bande qui étoit la plus nombreuse et armée de bâtons fut peu de temps après arrêtée par la dite Garde Nationale à laquelle, après quelques hésitances, elle rendit les bâtons dont elle étoit armée, mais qu’il n’en a été traduit dans la susdite maison d’arrêt que ledit François BARDET, Michel GAUDRY, Paul PREVOT, Marin GROSBOIS, Pierre BOURREAU, Pierre CHAZIER et René VERITE, les autres ayant échappé ou été mis en liberté par le dit sieur juge de paix du dit canton de Lucé.
Que cet attroupement illicite et séditieux avoit été annoncé par deux lettres anonymes adressées au sieur maire (Pierre RAYER) de Pruillé-l’Eguillé et que c’est sans doute en conséquence de leur contenu communiqué par cet officier à la municipalité du dit Lucé, que cette municipalité a pris des mesures sages et prudentes pour prévenir les funestes et désastreux effets du dit attroupement;
Que le dit Pierre CHAZIER, dit SANS-FAÇON, est convenu d’avoir fait battre la douelle pour faire faire le dit rassemblement à l’effet seulement de chasser les blattiers du marché de Lucé, de les empêcher d’en enlever du blé et d’envoyer quatre députés d’entre les ouvriers, qui auroient déposé leurs armes à l’entrée de la dite ville, au sieur juge de paix de Lucé pour lui faire part de leur projet ; le dit attroupement ne seroit pas entré en ville et se seroit aussitôt retiré et le dit CHAZIER est encore convenu que ceux qui composoient cet attroupement s’étoient déterminés moitié de bonne volonté, moitié par force.
(Une partie accepta la proposition et l’autre fît des résistances : P. CHAZIER était alors armé d’un fer paroir et se rendit avec une vingtaine d’ouvriers armés aussi du même instrument et même de haches, dans la vente du Pau, et tous ensemble ils instruisirent les ouvriers de cette vente, de leur dessein et les sollicitèrent de se rendre avec eux, ce qu’ils firent, les uns de bon gré, les autres par crainte. Dans cette vente, toute la bande laissa les armes tranchantes dont elle était armée et se munit de bâtons pour marcher vers Luçé. Sur la route, elle se grossit parce qu’on emmena de force quelques particuliers, entre autres, le nommé BOUTTIER de Pruillé-l’Eguillé et le nommé CHOUTEAU (qui ne sont pas ouvriers de la forêt) ; elle emmena encore le nommé VOISIN qui n’est point non plus ouvrier de la forêt, elle le trouva à la Bonne Marchière et le conduisit jusqu’à la Tuffière.)
Finalement Pierre CHAZIER fut reconnu coupable de sédition, d’entrave à la libre circulation des grains par le tribunal.
Ce jugement fut rendu sur la seule audition des témoins de l’accusation. Pour les événements de Lucé :
(Hyacinthe HOUSSEAU aubergiste, Léger GRAFFIN notaire et Pierre BOSSARD huissier)
Pour la genèse du rassemblement et de la marche : (René BOUTTIER laboureur à Pruillé, Pierre GODEFROI, Julien CHIGNARD et Joseph MOULINET sabotiers à Jupilles, et Pierre LE PROUST sabotier et facteur du sieur COCHIN à Marigné). Ces derniers pensèrent plus à démontrer leur innocence devant une éventuelle accusation de complicité qu’à apporter des éléments susceptibles de soulager la culpabilité de leur chef d’un jour.
Quand l’avoué-conseil (l’avocat) de CHAZIER demanda un report d’audience pour réunir et amener devant la barre des témoins pour la défense, sa requête fut rejetée. L’audience révéla l’auteur des lettres anonymes : c’était Pierre LEPROUST, témoin de l’accusation. Sommé de s’expliquer, il déclare :
« J’avais bien entendu parler, il y a plus de quinze jours (on était alors le 15 mai 1792) du projet de l’attroupement. J’étais chez moi lorsqu’il s’est formé. Je n’ai appris qu’il avait été exécuté que par le bruit public qui avait annoncé l’arrestation des attroupés dans Lucé. »
Après avoir subi la pression de multiples questions et de leur ton menaçant, Pierre LEPROUST s’effondre et avoue
« être l’auteur des deux lettres anonymes adressées au sieur Pierre RAYER, maire de Pruillé-l’Eguillé, je ne les avais faites qu’à la sollicitation des ouvriers de la forêt ; notamment du nommé ROUILLARD de la paroisse de Jupilles, RIVIERE de Pruillé, RIVIERE demeurant au lieu du Bouet à Marigné, JOUSSE de la Gaudinière à Marigné et COTTEREAU de Pruillé, qui tous m’avaient intimidés par leur menaces » .
Aussitôt, LEPROUST est mis en état d’arrestation. Deux semaines plus tard, on le relâchera.
Nous ignorons précisément le contenu de ces lettres. Elles annonçaient la visite chez le sieur Mesnard de Seillac, châtelain de la Chevalerie à Lucé et de là, une descente sur le marché.
« C’est le nommé BARBIER, bûcheron travaillant dans la vente du Mortier du Saule et
demeurant paroisse de Pruillé proche la Hamelière et la Fontaine des Trois-Paroisses,
qui a porté l’une des missives chez le sieur RAYER, le lundi 19 mars.
Les ouvriers de la forêt avaient été chez monsieur de SEILLAC.
Monsieur VERITÉ, avec un détachement de la Garde Nationale de Pruillé
avait marché pour aller au secours du dit sieur de SEILLAC. »
Ce sont ces lettres qui ont alerté le service d’ordre de Lucé et empêché la taxation des grains.
Bien qu’elles aient du être menaçantes, elles permirent l’arrestation de 9 hommes. Le juge de Paix, Pierre ROTTIER les interrogea et voulut les transférer sous bonne garde au Château du Loir.
Mais à Saint-Vincent, alors que l’escorte aurait du être relayée par 30 gardes nationaux locaux, on risqua l’émeute : cette commune forestière ne voulait pas être la complice de Lucé qui menait un des leurs dans les geôles Castéloriennes.
Pierre ROTTIER s’en offensa auprès du président du tribunal du district: « Peut être n’ignorez vous pas que les habitants de Saint-Vincent, loin de fournir des gardes nationaux comme ils en étaient requis, ont insulté même épiéré (jeté des pierres sur) les nôtres Au passage, tant en allant qu’en revenant.
Est-ce là ce que nous devions attendre de nos fédérations pour les fruits des serments que nous avons faits de nous unir pour le soutien de la Constitution ?
Cette indignité n’était réservée qu’à Saint–Vincent qui y mettait le comble, et se ferait peut être honneur d’enlever au passage toutes les armes (celles des prisonniers qui devaient être acheminées vers Château du Loir, après le passage des captifs).
Heureux encore s’ils ne les retournaient point contre les porteurs ! Je crois donc, Monsieur, sauf votre meilleur avis, qu’il serait expédiant que vous envoyassiez chercher le tout par un détachement de votre Garde Nationale, auquel se joindrait un des nôtres et qui sauraient en imposer à Saint-Vincent et le rappeler au bon ordre.»
Si la population de Saint-Vincent s’insurge contre ces arrestations, il semble aussi que celle de Jupilles soit en effervescence : sans plus d’indications sur cette fermentation, le Département de la Sarthe demande au juge de paix de Lucé de ne point convoyer les armes confisquées aux prisonniers par ce village qui serait en insurrection.
Pendant 8 semaines, le marché Lucéen sera sous haute surveillance. Le 15 mai, constatant la tranquillité persistante des marchés de Lucé, le district prononce le retrait du service extérieur de la Garde Nationale. Au grand soulagement des habitants qui avaient déjà manifesté leur réprobation par des mouvements qui frisaient l’émeute.
En effet, ces gardes venaient de Château-du-Loir, et Lucé devait
assurer le gîte et le couvert.
Le 11 avril 1792, le maire en écharpe (BOUTTIER),
ses officiers municipaux et le procureur de la commune circulent entre les tables
à tréteaux du marché afin de constater le maintien du bon ordre et la tranquillité
des tractations. Bientôt, ils sont entourés de Lucéens furieux qui les prennent à
partie, les insultant, en criant :
« Vous ne remplissez pas vos devoirs ! Vous logez des détachements du mercredi chez les pauvres ! Pendant que les gardes sont entrain de manger, eux, les pauvres, sont à leur porte ! »
Contraints de vérifier ces affirmations, les municipaux entreprennent
la visite des hôtes (ils leur avaient fourni un billet de logement pour
recevoir chacun 2 gardes nationaux castéloriens) : chez certains,
les gardes dînaient ; chez d’autres, le repas était prêt ;
mais chez quelques-uns, rien n’avait été préparé alors qu’ils en étaient requis.
C’est que, de là, les « invités » avaient été dirigés vers d’autres
logeurs qui les accueilleraient mieux, car eux, les hôtes réquisitionnés
par la municipalité, n’avaient rien à offrir « et ils se sont fort écrié contre
la municipalité, avec vivacité. »
Les cris rassemblèrent un grand nombre de mécontents au dehors, qui clamaient leur irritation. Le corps municipal quitte le marché sans broncher, sous les huées. Discrètement convoquée, la Garde Nationale de Château témoigne du bon accueil des Lucéens :
« On ne sait pas pourquoi on nous a changé de maison, mais ce matin, le déjeuner était très bien. Partout, on a été reçus à bras ouverts. »
Inquiet, le corps municipal se réunit en la chambre commune, rend compte des événements et « supplie messieurs du district du Château-du-Loir de vouloir bien rendre un arrêté qui
- défende très expressément à toute personne que ce soit d’insulter à l’avenir aucun du corps municipal ;
- non plus que de s’immiscer dans les délibérations et ordonnances que nous sommes obligés de rendre, pour fait de police, afin de maintenir le bon ordre et à défaut de ce, nous nous trouverions dans l’impossibilité de faire exécuter les lois.
BOUTTIER maire, LEMARCHAND officier, François BOMMER officier, Jean BEAUGE officier, LAROZE procureur de la commune, BRISSET secrétaire.»
Le 31 mai 1792, Pierre CHAZIER,
dit SANS-FACON est condamné à la peine des fers pendant 16 années, après avoir été
« attaché à un poteau dressé sur un échafaud pour y demeurer 6 heures, exposé aux regards du peuple, ayant un écriteau au-dessus de sa tête sur lequel seront écrits en gros caractères : son nom, sa profession, son domicile, la cause de sa condamnation ; et le présent jugement imprimé à cent exemplaires pour Lucé, Château-du-Loir, Pruillé-l’Éguillé et là où besoin sera.»
La population Lucéenne avait montré sa sympathie à l’égard des ouvriers de la forêt. Elle connaissait leurs intentions : ils voulaient chasser les gros acheteurs de blé « étrangers » et maintenir le prix des grains dans une fourchette modérée ; les Lucéens adhéraient à ces projets. Mais les corps constitués, respectueux des lois qui les avaient mis en place, n’acceptaient aucune intervention populaire et punissaient sévèrement - pour l’exemple - ceux qui osaient se rebeller, avec l’aide de la Garde Nationale (pas toujours très sûre) et de l’arsenal des lois.
Il faudra attendre novembre 1792 pour qu’un mouvement semblable, la randonnée des taxateurs, connaisse un succès qui s’étendra sur le territoire du département.
Un an plus tard, le 29 septembre 1793, la Convention Nationale décrétera Le maximum général des denrées Le blocage des prix, soulageant le petit peuple. Les ouvriers de Bercé font figure de précurseurs. Pour l’instant matés et résignés, ils ont quand même pris conscience des influences qu’ils pouvaient susciter.
On a bien vu, à travers cet épisode peu connu de l’histoire locale, que la population pauvre avait bien quelques velléités, mais le pouvoir faisait bonne garde :
D’ailleurs, le 6 juin 1792, le Département nomme les gendarmes qui composeront la brigade du Grand-Lucé, le 17 juillet cette brigade est installée et le 28, une maison de la Place du Marché, appartenant au citoyen HOUSSEAU, est louée par la municipalité et devient la caserne de gendarmerie.
Cet historique, nous fait comprendre l’attachement du monde rural à sa forêt, à ses privilèges, aux droits accordés par la République, aux sociétés diverses qui compose encore aujourd’hui la vie locale et associative (sociétés mutuelles d’entraide). Les honnêtes travailleurs haïssent tout simplement l’injustice allant jusqu’à se rebeller.
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Bibliographie :
(1) : Yves PIRAUX : Les Lucéens et la Révolution (1990) Tome II p 87 à 100.
Revue Au Fil du Temps N° 6 à 9 - Pages diverses (Y. Piraux - 1999/2000)